Le Grand-Duché figure parmi les pays perçus les moins corrompus selon Transparency International (score 81/100, 5ᵉ rang mondial en 2024) et a ratifié les principales conventions internationales (ONU, OCDE, Conseil de l’Europe). Cependant, derrière ces indicateurs rassurants, des faiblesses persistent : la législation nationale reste fragmentée, centrée sur le Code pénal, et les mécanismes de prévention sont quasi inexistants.
Néanmoins, la corruption n’est pas absente au Luxembourg, comme l’ont démontré certaines condamnations récentes rapportées dans la presse.
Des mesures ont été prises pour améliorer la transparence de la vie politique et administrative : un registre des lobbyistes a été instauré à la Chambre des députés, et des règles déontologiques ont été introduites pour les membres du gouvernement et hauts fonctionnaires, y compris pour la période postérieure à leurs fonctions.
Il existe un arsenal juridique : le Code pénal incrimine la corruption active et passive, publique et privée ; la loi du 12 novembre 2004 lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme, inclut des obligations de vigilance contre la corruption ; la loi du 16 mai 2023 transposant la directive européenne 2019/1937 a introduit un système de protection des lanceurs d’alerte.
Et pourtant, en 2024, l’OCDE a clairement reproché au Luxembourg son faible taux d’enquêtes sur les faits de corruption, le manque d’effet dissuasif des sanctions, le faible niveau des ressources financières allouées à cette lutte et de l’absence de détection proactive des faits de corruption d’agents publics étrangers. La position du Luxembourg comme centre financier et siège d’institutions européennes accroît en effet son exposition aux risques, notamment transnationaux. Si la lutte contre le blanchiment est bien ancrée, elle ne suffit pas : par définition, on ne blanchit pas de l’argent propre. La prévention de la corruption exige des outils spécifiques que le Luxembourg n’a pas encore pleinement développés.
Les entreprises y compris de taille moyenne ne sont pas à l’abri de la corruption, tant du côté des donneurs que des receveurs. Les chaînes d’approvisionnement restent une des zones de risque principales et bon nombre de ces petites et moyennes entreprises luxembourgeoises sont aussi des fournisseurs de grandes sociétés.
Par ailleurs, le poids du secteur financier expose le pays aux flux d’argent potentiellement liés à des faits de corruption transnationale. En Europe plus généralement, les structures d’investissement (AIF, family offices…) sont de plus en plus utilisées comme vecteur de corruption et c’est d’ailleurs pourquoi, le secteur est de plus en plus surveillé par de nombreuses autorités y compris au Luxembourg. Les législations anti-blanchiment ne sont ici plus suffisantes pour lutter activement contre la corruption. En effet, les AIF peuvent être impliqués dans des entités et des projets liés à des fonctionnaires corrompus, ce qui fait le lien entre corruption privée et publique ; des intermédiaires de l’écosystème financier tels que des gestionnaires ou des conseillers en investissement peuvent chercher à influencer indûment les décisions d’investissement en raison d’un conflit d’intérêts. Enfin ces fonds (AIF ou autres) peuvent investir dans des sociétés de portefeuille qui se livrent à des pratiques de corruption.
À titre d’information, le FCPA[1] américain et l’UKBA[2] britannique exigent désormais que les fonds de capital-investissement s’assurent que les sociétés de leur portefeuille respectent les exigences minimales en matière de programmes de conformité anti-corruption, et ce à tous les niveaux, c’est-à-dire toutes les participations et toutes les sociétés du portefeuille. L’absence de programmes de conformité anti-corruption dans les sociétés du portefeuille crée un risque de poursuites judiciaires y compris pénales à l’encontre de la société mère.
Un accord européen trouvé le 2 décembre 2025
Après de longues et difficiles négociations, un accord politique européen décisif est intervenu le 2 décembre 2025 entre le Parlement européen et le Conseil sur les premières règles pénales harmonisées de lutte contre la corruption au sein de l’Union européenne.
Les points forts de cet accord européen – qui devrait prochainement être formalisé dans une directive anticorruption (la future « Directive ») – sont les suivants :
- Harmonisation des infractions : la future Directive introduira des définitions uniformes des infractions de corruption. Sont visés notamment la corruption active et passive, aussi bien dans le secteur public que privé, le trafic d’influence, le détournement de fonds, l’abus de fonctions par un titulaire de charge publique, l’entrave à la justice, le recel de produits de la corruption, ainsi que l’enrichissement illicite tiré de ces infractions. En unifiant ainsi les incriminations, il est évité que des délinquants profitent des divergences entre systèmes juridiques nationaux pour échapper aux poursuites.
- Sanctions pénales minimales communes : la future Directive posera des seuils de peine que chaque pays devra respecter. Pour les personnes physiques, chaque infraction de corruption devra être assortie d’une peine d’emprisonnement maximale plancher (par exemple au moins 3 ans pour certaines infractions et au moins 5 ans pour les formes les plus graves). Les législations nationales pourront prévoir des peines plus sévères. En outre, des peines complémentaires devront s’appliquer : amendes pénales, interdiction d’exercer des fonctions publiques ou de participer à des marchés publics, retrait de licences ou subventions, etc.
- Responsabilité des personnes morales : Un important point de désaccord était la responsabilité pénale des personnes morales. Un accord a été trouvé sur ce point et chaque État devra prévoir la responsabilité pénale des sociétés dont les employés ou dirigeants commettent des infractions de corruption pour leur bénéfice, avec des sanctions financières harmonisées. Les entreprises coupables feront l’objet d’amendes pouvant atteindre 3% à 5% du chiffre d’affaires mondial, ou au moins 24 à 40 millions € selon la gravité de l’infraction.
- Coopération judiciaire européenne renforcée : la future Directive mettra l’accent sur la dimension transfrontalière de la lutte anticorruption. Les autorités nationales devront coopérer plus étroitement et échanger des informations pour traquer les réseaux de corruption sans être entravées par les frontières. Des organes européens tels que Europol, Eurojust, l’OLAF (Office antifraude) et le Parquet européen (EPPO) verront leur rôle renforcé. Par ailleurs, des règles de compétence juridictionnelle communes ont été convenues pour éviter des trous dans la procédure et mieux coordonner les procédures à l’échelle de l’Union.
- Lanceurs d’alerte : la future directive cimentera aussi le principe de la protection des lanceurs d’alerte et des témoins. Toute personne signalant des faits de corruption, fournissant des preuves ou collaborant avec les autorités devra pouvoir bénéficier de mesures de protection, de soutien et d’assistance appropriées dans le cadre des procédures.
Impact et prochaines étapes au Luxembourg
Si le Luxembourg s’est progressivement conformé aux Conventions internationales dont il est parti et répond aux recommandations faites par les acteurs internationaux, sa législation anti-corruption reste cependant encore peu étoffée. Elle se concentre surtout autour des infractions prévues dans le Code pénal, sans fournir un cadre global comparable à ceux que l’on peut trouver par exemple en France ou au Royaume-Uni. Ce qui est en soit un problème car des entités à Luxembourg peuvent être soumises à des législations anti-corruption d’autres pays et si l’arsenal luxembourgeois et son application ne sont pas au niveau, cela peut déboucher sur des difficultés de coopération.
La future Directive sera l’occasion pour le Luxembourg de remettre le sujet sur l’agenda politique. Deux choix s’offrent à nos responsables politiques : se limiter à une transposition stricte de la future Directive (toute la directive, rien que la directive), ou bien en profiter pour mettre notre pays au même niveau que nos voisins. Sans verser dans du « goldplating » et sans ajouter des charges réglementaires excessives aux entreprises, le Luxembourg devrait reconnaître que la lutte contre la corruption ne peut se limiter à la répression pénale.
1) Transposition en droit national. Première étape incontournable : le Luxembourg devra mettre en conformité sa législation dans les délais. Si le Code pénal contient déjà des infractions comparables à celles harmonisées par la future Directive, il faudra cependant minutieusement vérifier si notre Code est parfaitement en ligne. De même, les peines d’emprisonnement maximales devront répondre aux nouvelles exigences européennes, et le Luxembourg devra décider s’il veut se contenter de ce minimum ou être plus répressif.
Un point d’attention sera l’infraction d’abus de fonctions : actuellement, certains abus de fonction publique sont réprimés via des délits spécifiques (prise illégale d’intérêts, concussion, etc.), mais la future Directive introduit une catégorie plus large d’« exercice illégal ou indu des fonctions ». De même, la notion d’enrichissement issu d’une infraction de corruption (proche de l’ « enrichissement illicite ») pourrait nécessiter des adaptations.
Pour les personnes morales, il devra être vérifié si le régime pénal doit être adapté. Au niveau des peines, il faudra introduire des sanctions pénales qui dépendent du chiffre d’affaires. Cette approche est innovatrice pour le Luxembourg. Traditionnellement, les peines d’amende maximales encourues correspondent à un chiffre fixe. Il serait donc utile de s’adonner à une réflexion plus globale des amendes encourues par les personnes morales, puisqu’il est difficile de justifier deux modes de calcul différents selon le type d’infraction.
2) Mesures de prévention. Au-delà du volet répressif, la future Directive met l’accent sur la prévention de la corruption.
Le Luxembourg devra instaurer un organisme spécialisé chargé de la prévention et de la répression de la corruption, doté de l’indépendance fonctionnelle et des ressources nécessaires pour agir efficacement. Pour l’instant, il n’existe que le Comité de Prévention de la Corruption (organe interministériel consultatif placé auprès du Ministère de la Justice) ; d’autres autorités peuvent être en charge de certains aspects spécifiques.
Il faudra donc probablement créer un nouvel acteur, tel un établissement public autonome, qui dédié à la lutte anti-corruption. Il peut s’inspirer des agences anti-corruption existant déjà dans d’autres pays. L’important sera de garantir que l’organe en charge de la prévention puisse agir sans ingérence, avec un budget et des spécialistes suffisants.
A la même occasion, dans un souci d’efficacité gouvernementale, il ne faut pas oublier d’abolir ou redéfinir les actions actuellement en place pour éviter les doublons et incohérences.
Chaque pays devra adopter et actualiser une stratégie nationale anticorruption publique, en association avec la société civile, pour piloter les réformes et la prévention. A ce jour, le Luxembourg ne dispose pas d’un document stratégique global spécifiquement dédié à la lutte contre la corruption. Il faudra commencer par un état des lieux et ensuite définir les axes prioritaires avant de définir des actions concrètes.
Mais au-delà de la future Directive, le Luxembourg peut aussi se poser la question s’il souhaite obliger les entreprises – à partir d’une certaine taille – de mettre en place des mesures plus concrètes. Ainsi par exemple, en France, les entreprises de plus de 500 salariés et réalisant un chiffre d’affaires supérieur à 100 millions d’euros sont soumises aux obligations de la loi dite « Sapin II » (2016), qui impose une cartographie des risques, un code de conduite, un dispositif d’alerte interne, des procédures d’évaluation des tiers, des contrôles comptables et une formation des cadres. Il est important de noter que par l’Agence Anti-Corruption (AFA) la France a aussi fait de gros efforts d’éducation et d’accompagnement envers les entreprises de taille moyenne (petites et moyennes entreprises) les incitant à mettre en place des programmes anti-corruption proportionnés qui sont un atout majeur notamment dans la réponse aux appels d’offres de grands groupes ou du secteur public.
3) Impact pour les entreprises et les professionnels :
Des faits de corruption ou assimilés pourront à l’avenir entraîner des sanctions financières beaucoup plus lourdes qu’auparavant, sans compter le risque civil et réputationnel.
La future Directive doit ainsi être l’occasion pour les entreprises luxembourgeoises de reconsidérer leur gouvernance par rapport au risque de corruption. Elles ont tout intérêt à entamer ce travail dès à présent, sans attendre l’adoption formelle de la future Directive, puis sa transposition en droit luxembourgeois. Il est également conseillé d’analyser l’action de l’entreprise à l’international, puisqu’elle peut être soumise à plusieurs législations étrangères en matière de corruption – et devra dans ce cas s’aligner sur la plus exigeante d’entre elles.
Il ne s’agit pas simplement d’éviter une sanction pénale, mais d’agir de manière pro-active pour éviter le risque et mettre en place une gouvernance et politique qui dissuade les comportements illégaux.
Les possibilités d’action sont nombreuses en termes de programmes de conformité anti-corruption : identification et cartographie des risques, codes de conduite, procédures d’alerte interne, due diligence renforcée sur les partenaires, formation du personnel, etc.