Imaginez...
Vous vous préparez à accueillir un nouvel investisseur. L’atmosphère dans votre entreprise est chargée d’attentes, d’idées fraîches, d’énergie renouvelée et de promesses de croissance. L’investisseur s’apprête à rejoindre votre conseil d’administration, muni de droits de veto minoritaires standards pour protéger son investissement.
Lors de la dernière phase de négociation, vous proposez une clause qui semble simple et logique : "Convenons que vous investissez, mais sans débaucher nos employés." Du bon sens, non ?
Mais le conseiller juridique de l’investisseur hésite, lève les yeux et répond : "C’est interdit. C’est un cartel."
Vous manquez de renverser votre café. Un cartel ? Impossible… Vous vous tournez vers votre équipe juridique pour comprendre.
Quelques précisions.
Un accord de non-débauchage est un accord entre entreprises visant à ne pas se faire concurrence pour recruter leurs employés respectifs. Ces accords prennent généralement deux formes :
- Accords de non-sollicitation : une des ou les deux parties s’engagent à ne pas solliciter activement les employés de l’autre.
- Accords de non-embauche : ceux-ci vont plus loin, en interdisant à une ou aux deux parties d’embaucher les employés de l’autre, même si ces derniers postulent de leur propre initiative.
En droit de la concurrence de l’UE, ces accords sont généralement considérés comme des cartels d’achat. Les employeurs sont vus comme des concurrents sur le marché du travail. En convenant de ne pas se faire concurrence, les entreprises faussent le fonctionnement normal du marché, réduisent les opportunités d’emploi et limitent la mobilité des travailleurs.
Cela s’applique — et c’est important — même si les entreprises opèrent dans des secteurs différents ou ne se perçoivent pas comme concurrentes au sens classique. Sur le marché du travail, elles le sont.
Les autorités de concurrence examinent ces pratiques de plus en plus près. Parmi les principaux développements, épinglons les suivants :
- Mai 2024 : La Commission européenne a publié une Competition Policy Brief annonçant une mise en œuvre plus efficace du droit de la concurrence sur le marché du travail.
- Juin 2025 : La Commission a infligé des amendes d'un montant total de 329 millions d'euros à Delivery Hero et à Glovo pour des accords de non-débauchage et d'autres comportements anticoncurrentiels dans le marché de la livraison de repas en ligne.
- France : L' Autorité française de la concurrence a infligé des amendes de 29,5 millions d'euros aux sociétés d'ingénierie Alten, Expleo et Bertrandt.
- Belgique : L' Autorité belge de la concurrence a infligé des amendes supérieures à 47 millions d'euros aux sociétés de sécurité Securitas, G4S et Seris.
- Pays-Bas : L' Autorité néerlandaise de la concurrence a adressé des avertissements à plusieurs entreprises concernant des pratiques de non-débauchage.
Les accords de non-débauchage peuvent être licites lorsque qu’ils sont limités dans leur portée et leur durée, et objectivement nécessaires à une collaboration plus large et légitime, par exemple :
- Entreprises communes : pour éviter que les sociétés mères ne débauchent les employés essentiels de leur entreprise commune.
- Acquisitions : pour protéger temporairement les équipes de l’entreprise acquise d’un recrutement par le vendeur.
- Arrangements transitoires : pour éviter que d’anciens dirigeants ne recrutent immédiatement leurs ex-collaborateurs.
Mais ces exceptions ne s’appliquent pas aux actionnaires minoritaires non contrôlants. L’affaire Delivery Hero l’illustre : avec seulement 37,4 % de Glovo (sans droits de veto sur des décisions stratégiques), la Commission a jugé l’accord de non-débauchage illégal.
Concrètement.
Même les pratiques des départements des ressources humaines sont sur les radars des autorités de la concurrence. Celles-ci intensifient leurs investigations concernant les accords de non-débauchage. Ce qui semble être une clause anodine peut rapidement devenir un problème juridique coûteux.
Principaux points à retenir :
- Toute restriction doit être limitée dans sa portée et dans sa durée, et objectivement nécessaire.
- Les clauses larges ou indéfinies ne pourront pas valablement être reprises.
- Il ne peut être interdit aux actionnaires minoritaires de recruter des employés.
- Les entreprises doivent examiner leurs stratégies d'investissement et leurs politiques en matière de recherche de talents pour s'assurer qu'elles sont conformes au droit de la concurrence.
- La sensibilisation et la formation sont essentielles : les équipes juridiques et HR doivent comprendre les risques avant de conclure un accord de collaboration ou d'investissement.