16/02/23

Une fusion mère-fille aux prises avec la mesure anti-abus

Dans un jugement du 22 novembre 2022, le tribunal de première instance de Liège a validé l’application faite par le fisc de la mesure générale anti-abus à un schéma de fusion mère-fille. 

En l’espèce, deux époux avaient un compte-courant débiteur de plus de 600.000 euros à l’égard de leur société (A) active dans le secteur automobile. En 2015, ils ont vendu leurs actions dans A à une autre société (B), dont ils étaient également actionnaires, pour 710.000 euros. On peut supposer que la plus-value sur actions réalisée a été exonérée à l’impôt des personnes physiques (IPP). Le prix de cession des actions ne fut pas réglé immédiatement par B et une dette en compte courant fut alors inscrite au nom des actionnaires personnes physiques.  En 2017, la mère (B) a absorbé sa fille (A) (fusion mère-fille, également appelée dans le jargon « fusion silencieuse »).

Cette fusion emporta le transfert de l’ensemble de l’actif de A à B, y compris la créance en compte courant détenue par A envers les actionnaires personnes physiques. La fusion a ainsi permis de conduire à l’apurement du compte-courant débiteur des actionnaires personnes physiques, par le jeu de la compensation qui s’est opérée avec leur propre créance issue de la vente des actions. 

Selon l’administration, l’opération mise en place par les époux est constitutive d’un « abus fiscal », lequel s’est concrétisé au moment où la fusion a sorti l'entièreté de ses effets et où les comptes courants ont été juridiquement compensés. C’est à ce moment que s’est opéré, selon le fisc, l'attribution d'un dividende taxable à l'IPP dans le chef des deux actionnaires (à un taux de 30%).

Le tribunal se fonde sur la circonstance que la société B était, avant l’acquisition des actions de A, « dénuée de substance économique », et qu’elle ne disposait pas d’une capacité financière suffisante pour s’acquitter du prix d’achat des actions. Selon le tribunal, la vente des actions était ainsi un « préalable purement artificiel »  à la fusion, qui ne s’expliquait que « par la volonté des requérants d'aboutir à l'effacement de leur compte courant débiteur par le biais d'un mécanisme de compensation entre comptes courant ».  Autrement dit : sans cette « construction juridique artificielle », les époux auraient dû se voir attribuer des dividendes (qui auraient alors été taxés à 30%) pour leur permettre d'avoir la capacité financière de rembourser leur important compte-courant débiteur à l’égard de A. 

L’effacement des réserves de la société filiale A, qui est une spécificité d’une fusion mère-fille, a influencé de manière décisive le magistrat. Rappelons ainsi qu’en cas de fusion mère-fille :

  • aucune action de la société absorbante (ici: B) ne peut être attribuée en échange d'actions de la société absorbée (ici: A) détenues par la société absorbante ; 
  • les éléments de fonds propres de la société absorbée disparaissent à hauteur du pourcentage de participation de la société absorbante dans la société absorbée. En l'espèce, les réserves de la société absorbée A n'ont donc pas été reprises dans les comptes de la société absorbante B ; elles ont été « effacées », pour reprendre l'expression assez évocatrice du tribunal. 

En résumé : le juge a vu dans (i) l’apurement du compte-courant débiteur des actionnaires personnes physiques (par le jeu de la compensation) et (ii) la disparition des réserves de la société absorbée (par l’effet de la fusion), un montage visant à éviter l’impôt qui aurait été dû si la « voie normale » avait été choisie (à savoir la distribution des réserves par A, pour permettre aux actionnaires personnes physiques de rembourser leur compte-courant). Ce qui heurte le fisc et le tribunal, c’est clairement le fait que les réserves en question – qui ont disparu dans le cadre de la fusion – aient pu ainsi échapper définitivement à l’impôt.

Le tribunal a enfin écarté les justifications autres que fiscales invoquées par les contribuables au soutien de leurs actes, en particulier « les motifs de rationalisation, liés notamment à leur âge et leur état de santé », ainsi que le fait que « l'existence des deux sociétés ne se justifie plus ». 

Cette décision s’inscrit dans le droit fil d’un arrêt de la Cour d’appel d’Anvers du 6 septembre 2022  - auquel le juge liégeois renvoie d’ailleurs dans son jugement - dans lequel la mesure générale anti-abus a été appliquée à une cession d’entreprise (« Leveradge Buy Out – LBO »).

Cette jurisprudence montre que la plus grande prudence est de rigueur lors de la mise en place de montages d’optimisation fiscale (comme celui qui reposait en l’espèce sur la "conversion" ou la "transformation" de revenus imposables - ici : des dividendes- en revenus exonérés - ici : une plus-value sur actions-). 

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